Résumé : Depuis le "Web 2.0" jusqu'aux termes à la mode de 2025, notre industrie a toujours eu tendance à simplifier des évolutions complexes sous des étiquettes marketing. Cet article déconstruit cette approche et propose un cadre plus nuancé pour comprendre les véritables transformations du paysage numérique.
La prolifération des étiquettes numériques
En 2011, quand cet article a été initialement publié, je critiquais déjà l'usage excessif du terme "Web 2.0" - une expression marketing qui, après sept ans d'existence, avait perdu toute signification précise à force d'être galvaudée.
En 2025, nous pourrions sourire avec nostalgie à cette critique, tant le paysage lexical du numérique s'est depuis enrichi de nouvelles étiquettes : Web 3.0, Web3, métavers, IA générative, économie de l'attention, expérience phygitale, transformation digitale... La liste s'allonge sans cesse, chaque terme connaissant son heure de gloire avant d'être dilué, puis remplacé par une nouvelle expression à la mode.
Cette inflation terminologique reflète une constante de notre industrie : la tendance à simplifier des évolutions complexes et graduelles sous des étiquettes marketing qui suggèrent des révolutions soudaines et radicales. Cette approche, si elle facilite la communication et le marketing, obscurcit souvent notre compréhension des véritables transformations à l'œuvre.
La javellisation des concepts numériques
Le phénomène que j'avais qualifié de "javellisation" du Web 2.0 s'est amplifié avec chaque nouvelle vague terminologique. Par "javellisation", j'entendais ce processus par lequel un terme initialement significatif se vide progressivement de son sens à force d'être utilisé dans des contextes différents, par des acteurs aux agendas variés.
Aujourd'hui, le même sort a frappé de nombreux autres termes :
- L'IA est devenue un label appliqué à pratiquement tout algorithme, du plus sophistiqué au plus basique
- Le métavers a connu une trajectoire fulgurante du surpromesse marketing à la désillusion
- La blockchain est passée de panacée universelle à technologie de niche
- La transformation digitale désigne désormais tout changement impliquant de près ou de loin une technologie
Cette dilution sémantique a un coût réel : elle rend plus difficile une compréhension nuancée des évolutions technologiques et sociétales, et elle alimente des cycles d'engouement et de désillusion qui nuisent à l'adoption réfléchie de nouvelles approches.
Au-delà des étiquettes : les axes fondamentaux du web contemporain
En 2011, j'avais proposé de dépasser le concept de Web 2.0 en identifiant quatre axes fondamentaux du web : informatif, commercial, social et collaboratif. Cette grille de lecture, bien que simplifiée, reste pertinente, mais mérite d'être adaptée aux réalités de 2025.
1. Le web comme système informationnel augmenté
L'axe informatif s'est transformé en un écosystème informationnel complexe où :
- L'information est désormais co-produite par des intelligences humaines et artificielles
- Les frontières entre création, curation et consommation de contenu sont devenues poreuses
- L'information est de plus en plus contextuelle, personnalisée et multimodale
- La recherche d'information est devenue conversationnelle et prédictive
Défi actuel : Dans un monde où l'IA générative rend la production de contenu quasi illimitée, la valeur s'est déplacée de la simple information vers la vérifiabilité, la pertinence contextuelle et l'intelligence appliquée. La surcharge informationnelle des années 2010 semble modeste comparée à l'avalanche de contenus générés de 2025.
2. Le web comme infrastructure économique
L'axe commercial s'est étendu pour devenir une véritable infrastructure économique où :
- Le commerce est devenu omnicanal, contextuel et intégré au flux de l'attention
- De nouveaux modèles économiques ont émergé autour de la tokenisation, des micro-transactions et de l'économie de l'engagement
- Les frontières entre création de valeur, capture de valeur et partage de valeur sont redessinées par les technologies décentralisées
- L'expérience d'achat s'est enrichie de dimensions immersives et sociales
Défi actuel : La concentration économique au sein de quelques plateformes mondiales s'est accentuée, posant des questions fondamentales sur l'équité, la concurrence et la souveraineté numérique. Parallèlement, les modèles économiques basés sur l'exploitation de l'attention et des données personnelles atteignent leurs limites écologiques, éthiques et réglementaires.
3. Le web comme tissu relationnel
L'axe social s'est transformé en un tissu relationnel complexe où :
- Les relations sont médiatisées à travers une multitude d'interfaces, de la vidéo courte aux expériences immersives
- Les communautés se forment autour d'intérêts de plus en plus spécifiques et de mécanismes d'appartenance diversifiés
- L'identité numérique est devenue multifacette, contextuelle et partiellement gérée par des agents autonomes
- Les interactions sociales sont augmentées par des outils prédictifs et des assistants conversationnels
Défi actuel : La fragmentation sociale s'est accentuée avec la multiplication des bulles informationnelles et des espaces communautaires fermés. Parallèlement, la distinction entre relations authentiques et interactions médiées par des systèmes optimisés pour l'engagement devient de plus en plus floue, posant des questions fondamentales sur l'authenticité et le bien-être social.
4. Le web comme espace d'intelligence collective
L'axe collaboratif s'est élargi pour devenir un véritable espace d'intelligence collective où :
- La collaboration humain-machine redéfinit les processus de création et de résolution de problèmes
- Les systèmes décentralisés et les mécanismes de gouvernance distribuée permettent de nouvelles formes d'organisation
- La co-création s'étend au-delà du contenu pour englober le code, les produits, les règles et même les institutions
- Les frontières entre production professionnelle et contribution amateur sont redéfinies par de nouveaux modèles de reconnaissance et de rémunération
Défi actuel : Malgré le potentiel considérable des systèmes d'intelligence collective, les obstacles culturels, organisationnels et technologiques à leur adoption restent nombreux. La concentration des capacités d'intelligence artificielle entre quelques acteurs risque par ailleurs de creuser les inégalités d'accès à ces nouveaux outils de création et de collaboration.
L'émergence d'un cinquième axe : le web comme environnement expérientiel
Au-delà des quatre axes identifiés en 2011, un cinquième axe s'est développé :
5. Le web comme environnement expérientiel
- Les frontières entre monde physique et numérique s'estompent avec la généralisation des technologies immersives (AR/VR/XR)
- Les expériences deviennent de plus en plus sensorielles, émotionnelles et personnalisées
- Les interfaces conversationnelles et gestuelles transforment notre mode d'interaction avec l'information et les services
- Les environnements numériques deviennent des espaces de vie, de travail et de socialisation à part entière
Défi actuel : La qualité de l'expérience utilisateur est devenue un facteur de différenciation critique, mais aussi un terrain de manipulation potentielle. La conception éthique d'expériences qui respectent l'autonomie, le bien-être et la vie privée des utilisateurs représente un défi majeur pour les années à venir.
Vers une compréhension plus nuancée des transformations numériques
Au lieu de chercher à définir le "Web X.0" actuel, nous gagnerions à reconnaître que le paysage numérique évolue de manière continue et multidimensionnelle. Certains domaines connaissent des avancées rapides, d'autres évoluent plus lentement, et cette hétérogénéité est précisément ce qui rend réductrice toute tentative d'étiquetage global.
Les véritables facteurs de transformation
Les transformations significatives du paysage numérique ne sont pas dictées par les cycles marketing, mais par des évolutions plus profondes :
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L'évolution des capacités technologiques - La puissance de calcul, la connectivité, les capacités des modèles d'IA et les interfaces humain-machine continuent de progresser à un rythme soutenu.
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L'évolution des comportements - L'adoption de nouveaux usages, la transformation des attentes et l'émergence de nouvelles normes sociales façonnent l'utilisation des technologies.
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L'évolution des modèles économiques - L'expérimentation de nouvelles façons de créer, capturer et distribuer la valeur influence profondément l'architecture des systèmes numériques.
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L'évolution des cadres réglementaires - Les réponses législatives et normatives aux enjeux du numérique redessinent progressivement les possibles et les contraintes.
Vers une approche plus réflexive
Pour les organisations et les professionnels du numérique, adopter une approche plus réflexive implique de :
- Privilégier la précision terminologique - Utiliser des termes spécifiques et définis plutôt que des buzzwords englobants
- Reconnaître la continuité - Identifier comment les nouvelles technologies s'inscrivent dans des trajectoires d'évolution existantes
- Contextualiser l'innovation - Comprendre comment les avancées techniques s'insèrent dans des réalités sociales, économiques et culturelles
- Penser en termes de capacités - Se concentrer sur les nouvelles possibilités créées plutôt que sur les étiquettes marketing
Conclusion : Au-delà des cycles marketing
L'histoire du Web est jalonnée de termes qui promettaient des révolutions radicales mais qui décrivaient en réalité des évolutions graduelles. Du Web 2.0 au Web3, du Cloud Computing à l'IA générative, notre industrie a toujours eu tendance à emballer des transformations complexes dans des packagings marketing simples.
Cette tendance, si elle facilite la communication et stimule l'investissement, présente aussi des risques : cycles d'engouement et de désillusion, simplification excessive des enjeux, et détournement de l'attention des véritables défis.
En 2025, comme en 2011, l'enjeu reste de dépasser les étiquettes pour comprendre les dynamiques profondes qui transforment notre environnement numérique : évolution des capacités, des comportements, des modèles économiques et des cadres réglementaires.
C'est en adoptant cette perspective plus nuancée et plus réflexive que nous pourrons naviguer efficacement dans un paysage numérique de plus en plus complexe - et contribuer à façonner un web qui serve véritablement les intérêts des individus, des organisations et de la société dans son ensemble.